Marvin Bonheur[FRA]

  • Photographie & Cinéma

Interview

Le 21.10.2020 par Juliette Mantelet

Marvin Bonheur : Du 93 à Paris, aller-retour

 

Marvin Bonheur a grandi dans le 93. Lui, la frontière, il l’a traversée pour aller s’installer à Paris et lancer sa vie d’artiste photographe. Il y est désormais installé depuis sept ans, sans pour autant se sentir véritablement parisien. Marvin donne et transmet. Il prend le meilleur des deux mondes, de la banlieue et de la capitale, les fait s’enrichir l’un l’autre. Il invite par ses images à plus d’échanges, de collaborations. Pour lui, le meilleur moyen de « briser les frontières », c’est la culture. Son art se fait un manifeste pour que tout le monde ait les mêmes accès, les mêmes chances. Que l’on porte des Stan Smith ou des TN.

« Mon travail est une fenêtre ouverte entre deux territoires »

93 VS PARIS

Quand on demande à Marvin ce que signifie la frontière pour lui, la réponse ne se fait pas attendre, teintée de négatif : « C’est une séparation entre deux territoires, deux identités. Pour moi, c’est le symbole d’une division, d’une barrière ».

Pour Marvin, la principale différence entre le 93 et Paris, c’est l’humain. « La banlieue, c’est comme un grand village. Les gens sont assez isolés ça permet de créer une communauté où tout le monde se connaît. Il y a encore quelques jours j’étais avec une équipe de tournage qui découvrait les quartiers populaires et ce qu’ils trouvaient le plus dingue, c’est que tous les cent mètres, on dise bonjour à quelqu’un ». Ce besoin de contact humain naît aux yeux de Marvin du manque d’accès à la culture. « Comme il y a moins à consommer en quartiers, on est moins distraits. Cela crée des côtés négatifs, bien sûr, cette galère dont on parle souvent, mais en même temps on est plus focalisé sur les rapports humains, la discussion, l’échange », analyse le jeune homme avant d’ajouter : « les gens sont bizarrement plus chaleureux et solidaires quand ils ont connu la misère ».

À Paris, aujourd’hui, on se plaint de la fermeture des restaurants, des cinémas, et des théâtres après 21h. On se demande bien comment on va pouvoir occuper nos soirées. Mais quand on vit de l’autre côté du périph, cette offre culturelle manque cruellement au quotidien, avec ou sans Covid. Marvin se souvient : « On avait tout du côté humain. Mes potes, c’étaient des frères et des sœurs, des rapports ultra forts. Mais à la fois, on n’avait rien. En termes de restaurants on n’avait peu de choix, il y avait un cinéma ou deux et que les films qu’ils proposaient, rien de plus. On n’a pas beaucoup de galeries d’art, on a un seul centre-commercial » résume le photographe.

LA FRONTIÈRE DE LA SAPE

Au-delà du symbole même de cette limite, le périph, Marvin détaille avec humour des comportements qui dominent de chaque côté de la frontière. Notamment en termes de mode… Et de baskets ! « À mon époque où l’on n’était influencé que par les gens autour de nous, la différence vestimentaire entre Paris et le 93 était criante. » Il y avait les sneakers pour les gens de banlieue et celles pour « les gens de Paname », explique-t-il. En quartier, on part sur des « running agressives » : Air Max, Adidas Shox, TN… À Paris, on opte pour une basket de ville, pour « la marche tranquille », comme les Stan Smith, que je porte justement aux pieds.

C’est quoi cette musique de racaille ?

Depuis 7 ans, Marvin habite bien à Paris, dans un bel appartement du 17e arrondissement où ses photos décorent les murs. Il a franchi cette frontière « car c’est à Paris qu’il y a tout le boulot » même s’il précise vite avoir gardé son éducation de banlieue. « J’ai des réflexes, des raisonnements et un civisme qui n’est pas le même que celui de Paris ». Ces réflexes, ce sont pour lui « ceux de personne ayant vécu dans des communautés où l’entraide domine ». Et cette différence, il la ressent au quotidien. Pour passer la frontière, Marvin a dû « faire le caméléon », dissimuler une part de lui-même. Et pourtant, tous les jours on lui demande quand même : « Mais tu viens d’où toi ? ». Alors Marvin comprend l’agressivité qu’on associe souvent aux banlieusards. Il décrit cette violence verbale à coups de : « C’est quoi cette musique de racaille ? » ou « Tu viens en basket, mais tu n’es pas dans ta cité ».

« LE CHEVAL DE TROIE DE PARIS »

C’est de ces réflexions, de ces phrases trop souvent entendues et d’une discussion déclic avec une ancienne manager que va naître le projet photo de Marvin. Cette collègue très vieille France, raciste qui plus est et avec des parents qui votent FN, arrive un jour au travail très remontée contre « les mecs de cité ». Alors, Marvin entame avec elle une discussion, lui confiant qu’il vient de cité. Il lui raconte son enfance, ses potes décédés dans des bagarres ou des bavures policières, les réflexions qu’il a subies pendant sa scolarité. Son interlocutrice se met à pleurer : le choc face à la difficulté de grandir en banlieue, face à tout ce qu’on ne montre pas dans les médias.

C’est ce mouvement que Marvin a voulu susciter et amplifier en réalisant sa série sur le 93 et en la diffusant largement. Changer les idées de la banlieue, montrer le plus possible la vie de quartier. Et dans un même temps, soigner sa nostalgie par cet album souvenirs d’enfance. Des souvenirs doux, immortalisés dans des couleurs pastel grâce au travail à l’argentique. Sans aller jusqu’en Irak comme Charles Thiefaine, Marvin poursuit pourtant le même objectif : « montrer autre chose, sans misérabilisme, sans embellissement, avec sincérité ». Il ne fait pas de retouche, ni de recadrage. Il prend les clichés naturellement, dans l’instant, sans mise en scène. « Sur mes photos, ce qu’on voit, c’est ce qui s’y passe et c’est comme je les ai prises ». Et sur ce cliché intitulé avec justesse L’Abandon, une voiture brûlée, oui, mais pour évoquer ce qu’il y a « derrière cet acte », la solitude, l’éloignement, ce sentiment d’être délaissé…

 « Mon travail est une fenêtre ouverte entre deux territoires. Je ne suis plus un banlieusard, je ne suis pas un parisien. Et à la fois, je suis les deux. Je suis à la frontière, j’ai une partie de moi d’un côté, l’autre de l’autre. » Il existe ainsi à ses yeux deux manières de passer une frontière : « aller dans un groupe pour essayer d’ouvrir ces personnes à ton territoire d’origine ou rester dans ton territoire d’origine et faire le maximum pour inviter des personnes d’autres territoires à venir le visiter ». Marvin joue sur les deux tableaux, d’où la force de son travail et de son ambition. C’est le « cheval de Troie » de Paris, comme lui a dit un jour un de ses potes.

« L’idée c’est de les pousser, qu’un petit de dix ans puisse rêver de la même manière dans le 93 ou à Paris »

Marvin est parti à Paris, a étudié la vie parisienne. Il a monté son projet pour tordre le cou aux préjugés. « Que les parisiens comprennent qu’il y a plein des codes sociaux différents mais qu’ils sont les bienvenus et que ça n’est pas impossible de faire des choses ensemble ». Et dans un deuxième temps, il redonne à son quartier d’origine et à sa communauté. Il a le projet d’ouvrir une galerie en quartier, pour amener l’art et la culture dans les cités. Montrer d’autres représentations. Il organise aussi actuellement un concours photo « Mon Quartier, c’est aussi…», à destination des moins de 30 ayant vécu ou vivant dans un quartier populaire de Paris. L’objectif du concours ? « Changer la vision stéréotypée de nos quartiers et supporter d’autres photographes de banlieue qui rêvent de lancer une carrière ». Marvin c’est un modèle, une preuve que l’on peut réussir en venant du 93, que l’on peut devenir artiste même si dans les quartiers on propose plutôt des formations dans l’électricité et le béton. « L’idée c’est de les pousser, qu’un petit de dix ans puisse rêver de la même manière dans le 93 ou à Paris, et surtout y croire de la même manière ».

RESPONSABILITÉ COLLECTIVE

 « On est tous en partie responsables » de cette fracture. Dévaloriser cette culture urbaine au lieu de s’y intéresser en tant que culture riche et variée, à l’image de celle du nord de la France ou de Marseille, qui n’handicape personne à un entretien. Au contraire, Marvin prône l’acceptation de cette identité, ce langage, ces codes. Et d’être aussi attentif à la manière dont on se présente. Toujours dire « je viens de Paris », alors qu’on habite dans le 92, le 78 ou le 91 fait disparaître nos origines. « Si Paris est aussi grand, c’est parce que la banlieue fait Paris aussi. Ce n’est pas au centre de récolter toute cette richesse », résume Marvin.

C’est ça justement que le photographe veut faire jaillir de ses images, la richesse des banlieues, et « montrer les oubliés des grandes villes ». Un objectif qu’il poursuit dans d’autres capitales européennes. À Londres, avec sa série This is London, qui sort en ce moment. Puis à Lisbonne, où il vient de se rendre il y a quelques jours à peine. « Le rapport banlieue et capitale peut être ultra différent ailleurs ». À Londres, les classes populaires sont dans le centre. La division est plutôt culturelle et sociale que géographique. « À Londres, les plus pauvres vivent en face des plus riches, ils ont accès et visibilité aux plus riches. C’est violent, bien sûr, mais d’un côté chez nous, on ne voit pas le riche, mais on sait qu’il est là et notre frustration naît de cette exclusion. À Londres, ils sont dedans ». Et la gentrification londonienne joue sur cet échange. Comme à Brixton, où l’esprit bobo vient se mêler à la population noire jamaïquaine. « En Angleterre, on ne rase pas une population pour en amener une autre ». En allant ailleurs, Marvin veut « inspirer nos quartiers », montrer d’autres façons de penser la banlieue, avec plus de connexions : que la culture urbaine rejoigne enfin la culture globale.

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