L’ère du crew [1/5][FRA]

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Interview

Le 08.02.2021 par Julie Le Minor

L’ère du crew

Depuis quelques années, la clique revient sur le devant de la scène. L’hyper-individualisation de la société, régie par une tyrannie des réseaux sociaux et des écrans, a entraîné un retour à l’esprit de collaboration. Un esprit de communion ? Aujourd’hui, la communauté, le collectif, la bande le groupe retrouvent leurs lettres de noblesse dans un paysage de plus en plus confiné et esseulé. Hérité des mouvements de contre-culture, comme le hip-hop, le skate et le surf, le crew est de nouveau au goût du jour. Bien s’entourer, tout un art.

Contre-culture, collectif et crew

L’histoire du collectif – des crews, des cliques et des bandes – s’écrit souvent dans la rue, dans la marge, dans la contre-culture. Pour exister face à la culture officielle et dominante, les individus isolés se regroupent en un contre-modèle, une utopie inclusive. Dans les années 60, alors que la société individualiste privilégie un retour à soi, un vent de communion souffle dans le monde. En France, une nouvelle vague de réalisateurs visionnaires secouent le septième art : Jean-Luc Godard, François Truffaut, Éric Rohmer, Agnès Varda et leurs complices créent la légende. De l’autre côté de l’Atlantique, dans les campus américains, la jeunesse fait front face à la montée de la guerre du Vietnam et à l’ordre établi. L’écart se creuse entre les générations. Bien décidées à construire un monde qui leur ressemble, de nouvelles communautés se créent autour de valeurs comme la liberté, la paix et le partage. Le paradis perdu américain les entraîne vers d’autres cieux, plus artificiels, et l’on voue un culte à de nouveaux dieux : la Beat Generation de Burroughs et de Ginsberg ou encore la pop des Beatles. Ces rituels collectifs favorisent un virage spirituel dans un monde promis à l’individualisation croissante de la société. Le singulier devient pluriel et, durant une décennie, on parcourt le monde en Van pour promouvoir un nouveau mode de vie ancré dans le partage et le vivre-ensemble. Ainsi, naît le mythe hippie qui perdure aujourd’hui à travers ses idéaux libertaires et collectifs.

Le hip-hop rassemble la jeunesse oubliée des ghettos

Une décennie plus tard, en pleine ségrégation raciale, la ville du Bronx à New York est le berceau d’une nouvelle culture urbaine portée par les communautés latino et afro américaines : le hip-hop. Alors que les conflits entre gangs font rage dans les ghettos, la jeunesse réinvestit peu à peu la rue à travers l’art. On recouvre les murs de graffitis et les Discs-Jockey (DJ) envahissent les rues avec leurs platines devant les prouesses des B-boys, les danseurs de break dance. La funk, la disco et la musique électronique résonnent jusqu’au bout de la nuit lors de streets parties où l’on se rassemble en fonction de son clan et de son style musical. Le hip-hop rassemble la jeunesse oubliée des ghettos pour échapper aux violences et aux vices de la street. Il favorise ainsi l’émergence d’une culture du clan et du crew. La Zulu Nation de l’ancien chef de gang des Bronx River Projects, le DJ Afrika Mambata, figure de proue du mouvement hip-hop, rassemble ainsi les jeunes d’un même quartier autour de l’art. En 1979, le premier single rap de l’histoire, Rapper’s Delight du Sugarhill Gang, introduit le hip-hop sur la scène internationale et avec lui, la culture du gang et du crew.

crew de rappeur rappant devant une foule

La mode du gang

Des collectifs de rap comme Rockafella de Jay-Z ou ASAP Mob d’Asap Rocky aux crews de street-art, des collaborations de mode aux nouvelles communautés digitales portées notamment par Tik-Tok, la bande revient sur le devant de la scène. Et s’il est une discipline qui maîtrise aujourd’hui parfaitement l’art du crew et de la collaboration, c’est bien sûr la mode. Depuis quelques années, les alliances entre marques, designers et célébrités abondent : Nike x Levi’s, Prada x Adidas, Balenciage x Crocs, Jeff Koons x Louis Vuitton, Tommy Hilfiger x Zendaya, Zadig & Voltaire x Kate Moss… En 2018, Supreme et Louis Vuitton concluent l’alliance du siècle en consacrant l’un des plus grands cultes contemporains, le streetwear de luxe, véritable eldorado pour la mode. Le streetwear, né à la fin des années 70, s’inscrit dans l’héritage de la culture hip-hop, skate et surf qui valorise chacun à leur manière l’esprit de crew. L’essor du streetwear a accentué l’importance des communautés de mode. En mettant en avant l’importance du logo et de référents esthétiques et culturels communs, il renforce le sentiment d’appartenance à une marque. Une bande. Une clique.

L’idée d’une mode inclusive et collaborative n’est pourtant pas nouvelle. Deux icônes de la mode new-yorkaise avaient déjà initié ce mouvement dès les années 70 et 80 : le créateur Will Smith et le tailleur Rapper Dan. Jeune créateur afro-américain, pionnier du streetwear, Will Smith croit avant tout le monde à une mode démocratique et ouverte. Surfant sur l’essor du prêt-à-porter, il se spécialise dans le sportwear, encore balbutiant à l’époque, et devient très vite l’un des créateurs les plus en vue de la scène new yorkaise. Évoluant dans le New York arty et underground des 70s et 80s, Will Smith ouvre l’horizon de la mode en initiant de multiples collaborations avec les grands artistes de l’époque : Keith Haring, Spike Lee ou encore le duo Christo et Jeanne Claude. À quelques blocks de Manhattan, à Harlem, Daniel Day, alias Dapper Dan, habille toute la scène street et hip-hop des 80s et des 90s : ses gangs, ses crews, ses jeunes. En copiant les plus grandes marques de luxe avec des pièces siglées, griffées et contrefaites, le couturier s’attire les foudres du luxe et est contraint de fermer boutique. Trente ans plus tard, il revient sur le devant de la scène en s’associant avec Gucci et en habillant les nouveaux crews de Harlem dans une collection inspirée de ses propres archives. La boucle est bouclée.

la singularité de chacun peut être sublimée.

Si le monde et la mode célèbrent aussi aujourd’hui l’individualité et la singularité, les tribus affichées partout sur vos écrans, dans les magazines ou les rues témoignent de l’importance du groupe dans le tissu social et dans les représentations collectives. Gucci, Balmain, Jacquemus, désormais de nombreuses marques affichent leur propre tribu. Le clan de Simon-Porte Jacquemus célèbre des beautés solaires, sculpturales et naturelles. Celle d’Alessandro Michele rend hommage à l’éclectisme et à l’originalité des corps, des styles et des silhouettes tandis que la Balmain Army fait briller le girl power des business women modernes, incarnées notamment par le clan Kardashian et Jenner. C’est donc aussi par l’intermédiaire du collectif que la singularité de chacun peut être sublimée.

4 femmes mannequins pour Gucci montrant un sac

90’s nostalgia et communautés digitales

La génération Y, un brin retro-nostalgique, a aussi été biberonnée aux bandes et collectifs des années 90 qui ont façonné sa jeunesse. Outre-Manche, on se souvient des Spice-Girls révolutionnant la pop-music avec leur girls-band déjanté et sexy. En France, les 2Be3 font hurler les filles. Moins sexy, mais très drôle, on se souvient aussi du Splendid que l’on retrouve généralement chaque année pour les vacances de Noël, au ski, ou lors des vacances d’été avec les Bronzés. Dans les années 90, on suit aussi les histoires d’amour d’Hélène et les Garçons tandis que les Nuls viennent de consacrer l’âge d’or de Canal+.  En 1994, une autre bande de potes, partageant la passion du 7e art, décide à son tour de monter un collectif : Kourtrajmé. Clips, documentaires, courts-métrages, tout y passe et vingt ans plus tard, Ladj Ly, Vincent Cassel, Kim Chapiron, Romain Gavras, Mathieu Kassovitz, Mouloud Achour et leur clique sont au sommet de leur carrière. Un rêve d’adolescent devenu réalité comme celui des Kids du sulfureux réalisateur américain Larry Clark qui révéla le talent des enfants terribles du cinéma. Surtout on découvre deux bandes iconiques qui ne nous quitteront plus. Monica, Phoebe, Rachel, Joey, Chandler et Ross deviennent nos meilleurs potes, nos « BFF » (best friends forever, ndlr). New York est alors l’épicentre d’une véritable culture du groupe et des “roomies”. Quatre ans plus tard, en 1998, la ville est consacrée une fois de plus à l’écran avec le quatuor mythique de Sex and the City. Quatre filles dans le vent, dans la Grosse Pomme, prêtes à mettre le monde à leurs pieds et à leurs Stilettos, en commençant par les hommes. Face à une génération nostalgique en soif de good vibes friendly, la série vient d’ailleurs d’annoncer son grand retour pour une saison inédite, sans Samantha toutefois. Le clan ne résiste pas toujours au temps.

 

Aujourd’hui, alors qu’une étude vient de révéler que les Millenials pourraient bien être la génération la plus solitaire, on assiste depuis plusieurs années à l’éclosion d’une myriade de jeunes collectifs dans la mode, le cinéma, la musique, le graphisme… En mettant en commun leur énergie, leur talent, leur réseau et même leurs moyens, ces collectifs parviennent à se faire une place dans un secteur autrefois cloisonné et élitiste, comme en atteste notamment le succès de collectifs mode comme Études Studio, Gamut, Vetements, Andrea Crews, GmbH ou encore Walk in Paris. Avec sa troupe La Marche Bleue, le jeune artiste Léo Walk poursuit son ascension fulgurante sur la scène créative internationale avec sa bande rapprochée. Chorégraphe, danseur, cofondateur de la marque de streetwear, Walk in Paris, il posait dernièrement avec son crew pour la campagne de Ralph Lauren. En 2021, le rêve américain se vivrait-il désormais à plusieurs ? Le self-made-group semble en tout cas avoir le vent en poupe. Le collectif devient finalement une nouvelle forme d’empowerment collectif, une prise de pouvoir.

Aujourd’hui, le clan devient virtuel.

Mais si l’esprit communautaire explose aussi depuis plusieurs années, c’est en raison de la création d’un réseau worldwide et d’une véritable culture digitale. Aujourd’hui, le clan devient virtuel. Alors que les algorithmes nous orientent vers des profils qui nous ressemblent, sur les réseaux sociaux, la jeunesse s’identifie aux autres à coup de hashtags. La communauté des E-girls et E-boys explosent sur Tik-Tok, influencés par la culture skate, goth et KPOP tandis que les VSCO girls se reconnaissent à leur look californien et rétro (du nom de l’application d’édition de photo et de vidéo, aux filtres souvent rétro). Sur Instagram, You-Tube et Tik-tok, on se rassemble donc en fonction de son identité, son style, ses goûts, ses passions et même ses idéaux. Sexe, écologie, transidentité, la communauté devient aussi militante. Du Gang du Clito aux communautés Black Lives Matter, le clan devient un gang international capable de bousculer l’ordre établi. Finalement, du mouvement hippie de la Beat Generation à la tribu Gucci, des communautés digitales aux « BLM », tous partagent une idée symbolique éternelle reprise par le groupe Téléphone en 1984 : Je rêvais d’un autre monde.

 

Ce mois-ci, découvrez nos artistes et collectifs qui reviennent sur le clan, l’amitié et la création en bande organisée.

[2/5] – Sophie Dherbercourt
[3/5] – Le Sud
[4/5] – Ana Leovy
[5/5] – Maxence Voiseux

Crédits :
Photo de couverture : La Nouvelle Vague
Skepa
Gucci

 

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